Ames sensibles s'abstenir : les bandes vidéo amateurs tiennent désormais le haut du pavé sur Internet, et avec elles leur cortège d'images sordides et obscènes. L'an dernier, rien ne nous aura été épargné : le passage à tabac d'un couple de SDF dans le Var, un viol collectif commis par une bande de jeunes, sans parler des innombrables scènes de happy slapping (le fait de gifler ou de rouer de coups un passant), devenu un véritable must. Point d'orgue de cette surenchère de l'horreur, la mise en ligne de la vidéo pirate de l'exécution de Saddam Hussein, tournée avec un téléphone portable, montrant de la manière la plus crue et la plus indigne les derniers instants du dictateur déchu.
Nous n'avons pas découvert la bêtise ou la barbarie humaines sur la Toile. Ce qui est nouveau, c'est que leur expression, au nom d'un certain voyeurisme, peut se diffuser, se répandre, se multiplier, et ainsi toucher un public que n'atteindront jamais une audience de tribunal ou un procès-verbal de commissariat de police.
Ici le crime se double d'un cybercrime, presque légal dans l'esprit de l'internaute qui diffuse ses propres exactions, délits ou perversions. « Tout le monde a droit à son quart d'heure de célébrité », disait Andy Warhol. C'est désormais possible sur le Net, à condition d'aller toujours plus loin dans les images « vraies »...
Au nom de la liberté individuelle, du droit à l'information, de l'accès gratuit aux contenus, mais aussi d'une méfiance envers les institutions ou les médias, la diffusion des contenus les plus bruts, les moins authentifiés, les moins analysés, est encouragée, sous couvert d'un label de vérité ou de réalité qui déculpabilise les malfaiteurs et leurs complices - à savoir les voyeurs que nous sommes devenus.
Il y a un décalage de plus en plus important entre la généralisation du haut débit, qui rend facile et banale la consultation sur Internet, et l'indigence des contenus proposés, dont le sens se réduit telle une peau de chagrin au regard de l'amplification des usages.
L'apparition de l'image sur Internet n'en est pourtant qu'à ses débuts, et la Toile est aujourd'hui constituée à 95 % d'hypertexte. Pauvreté de l'offre d'images, images de la pauvreté des contenus : l'image reste l'enfant pauvre de ce média. Et leur rencontre n'est pas placée sous les meilleurs auspices. Mais demain ? L'image mise en ligne peut-elle encore sauver sa capacité de réflexion, de proposition, de questionnement ? Peut-elle s'affirmer comme un outil et un espace de création intellectuelle, d'échange de savoirs et de compréhension du monde ?
Après les sons et la musique, que le Web a submergés au point d'affaiblir et de déstabiliser pour longtemps l'industrie du disque, l'arrivée balbutiante de l'image animée suscite nombre de réticences. Mais au nom même de celles-ci, doit-on se limiter aux visionnages en boucle de clips débilitants ? La création de valeur sur Internet s'est jusqu'alors concentrée sur l'accès (fournisseurs d'accès, hébergeurs) et les moteurs de recherche (Google, Yahoo...), délaissant la production de contenus propres et originaux. Aujourd'hui, l'internaute consomme ce qu'on lui propose en matière d'image, c'est-à-dire pas grand-chose. Face à cette pénurie, il n'y a pas d'alternative.
Pour que la Toile vidéo ne devienne pas le Top 50 de la bêtise ordinaire, il faut rapidement proposer une offre massive et légale d'images animées (actualités, fictions, documentaires...). Il faut mettre en ligne l'ensemble des contenus produits pour l'audiovisuel depuis sa naissance. En visionnage gratuit ! Face au clip du lycéen qui « baffe » son professeur, les conférences de presse du général de Gaulle ; face aux contenus piratés, les « Apostrophes » de Bernard Pivot ; face aux sites négationnistes, les entretiens des rescapés de la Shoah ; face à la chute de skate du vidéaste amateur, l'émission « La tête et les jambes ».
Il ne s'agit pas de prôner à tout prix la nostalgie ; il s'agit de donner au citoyen la possibilité d'accéder à des images produites dans un esprit souvent pédagogique, informatif et culturel. C'est une attente forte, à laquelle l'INA contribue à répondre avec ina.fr. Son succès est emblématique de la demande qui s'exprime. Depuis sa création, en avril 2006, plus de sept millions d'internautes ont visité ce site unique au monde, qui propose une offre référencée, cataloguée et accessible gratuitement. A côté des sites de vidéo à la demande - où le négoce des blockbusters joue toute sa part - et ceux des chaînes de télévision qui rediffusent ce qu'elles ont déjà mis à l'antenne, voilà désormais une alternative...
Aujourd'hui, le Web vit avec le monde des images une histoire chahutée, à laquelle la campagne présidentielle donne actuellement un écho particulier. Pour que cette relation s'apaise, il est temps qu'Internet se réapproprie le sens, pose ses propres repères et se dote d'un point fixe. Dans le domaine de l'écrit, il est entré dans l'âge adulte. Dans celui de l'image, il n'est toujours pas sorti de l'adolescence. Il faut l'y aider.
Emmanuel Hoog
Emmanuel Hoog est président directeur-général de l’Ina,
est également président de la Fédération internationale des archives de télévision (FIAT).
1 commentaire:
Je trouve le positionnement de Emmanuel Hoog très judicieux.
Il est temps d'arreter de jeter l'oprobe sur Internet. Si Internet est une partie du monde comme une autre, il est normal que l'on y trouve du bon et du mauvais. Comme l'on peut trouver des mauvais magazines dans le kiosque à journaux.
Alors, comme dans le reste du monde, il faut occuper l'espace avec du "bon" contenu. Ignorer Internet, revient à signer la victoire de contenus "mauvais".
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