Etrange cette sensation. Etrange. Jamais pourtant je ne me suis senti aussi libre de m’exprimer. Jamais je n’ai eu à ma disposition tant d’outils pour publier, envoyer, faire connaître, ma pensée, mon avis, ma réaction, ou mon goût. Blog, mail, téléphone portable, libres antennes, plateaux télés, courriers des lecteurs, la place donnée au public est désormais immense, et sans limite. Pourtant, jamais autant je n’ai ressenti la vanité, ou la vacuité de ce que je pouvais bien prétendre. La valeur du contenu dépendrait elle tant de celle du contenant ?
Ici, la valeur fait référence à une valeur marchande, monétaire.
En excluant la question de la poule et de l’œuf, il reste le constat que nous accordons crédit aux propos tenus, et aux informations trouvées, dans des supports qui nous semblent avoir de la valeur.
Métro ou Direct Soir, bien que gratuits, ne nous abusent pas. Ils ont de la valeur, la valeur de l’espace publicitaire, qui à notre insu, nous apparaît comme un certificat de sérieux.
On peut opposer à cette réflexion les cas des radios non publicitaires mais publiques. Mais, dans ce cas, nous les considérons systématiquement avec le sérieux que nous accordons aux institutions publiques. De plus, la valeur marchande de ces médias publics donc « gratuits », nous est à chacun rappelée quotidiennement, via l’impôt (TVA, sur le revenu, CSG, RDS etc.…).
En ce qui concerne la blogosphère, on notera que rien n’est plus simple que d’ajouter de la publicité sur son Blog. La régie de Google AdSense propose ce service en quelques clics. « AdSense », comme s’il s’agissait justement, grâce à la publicité, de donner du sens à cette expression libre.
J’ajoute, que cette liberté apparente, ne semble pas du tout avoir atteint la sensation diffuse de n’être pas entendu, pas représenté, si répandue parmi nos concitoyens. Comme si cette boulimie de libre expression amplifiait ce sentiment d’éloignement, et de séparation entre puissants et simples mortels.
Preuve en est la persistance du soutien à JM Le Pen. Preuves en sont également les outils populistes que doivent manier les candidats PS et UMP à la présidentielle pour espérer gagner.
« Je suis la candidate des gens, la candidate de l’insoumission » déclarait Ségolène Royale dans les pages du Monde, au lendemain de sa désignation. La candidate des gens, comme une revanche de ces « gens » (« serviteurs des maisons bourgeoises » ?) qui se sentiraient encore et toujours bafoués, et éloignés du centre des choses.
Cette libre expression semble même bien nous déprimer.
Libre de dire tout et son contraire, nous le sommes. Mais ce qui nous déprime, c’est que même libre de le faire, nous restons les mêmes. La petitesse que nous reprochons à nos vies n’était donc pas due à une injustice nous empêchant d’accéder à la parole et à l’expression, mais à autre chose, de plus complexe. Non seulement nous n’avons pas tant de choses que ça à dire, mais en plus, on ne peut plus accuser les puissants de nous empêcher de le dire. Douloureux retour réel.
Enfin, obtenir la parole, sans avoir à lutter pour la prendre, c'est-à-dire à la façonner, à la travailler, pour la rendre audible et efficiente, n’aboutit qu’à une forme de libération personnelle. Combien de réécriture faut il, même pour un grand écrivain ou une grande signature, pour obtenir d’être publié dans Le Monde ? Combien de versions différentes pour voir son œuvre éditer sous la signature NRF ? Ce temps n’est pas que le fait d’une injustice terrible de non reconnaissance, c’est aussi le temps de travail nécessaire à l’accession à une certaine forme de qualité. Cette qualité d’un texte, ou d’un propos, si rare, qui le rend compréhensible par tous, et intéressant pour tous.
Un média totalement libéré de valeur marchande nous apparaît il réel ? Une communication « sans valeur » ne serait-elle « que » l’outil et le lieu de la libération des affectes, ou du transfert ? La lutte contre le populisme, nécessite-t-elle aussi la lutte contre ce rêve enfantin de l’expression généralisée et contre cette « démocratie participative » ?
A suivre.